Je ne devrais pas trop tarder. Je suis là, assise sur cette plage sans nom, petit bout de nulle part perdu quelque part en Bretagne. Je ne saurais pas dire où je suis exactement. Autour de moi, du sable à perte de vue, et personne à part cette fille aux cheveux blonds décolorés qui regarde l’horizon. Je me demande pourquoi on fait toujours ça, perdre son regard dans l’horizon, alors que l’horizon n’est qu’un concept après tout. Un truc inaccessible ; tu as déjà essayé d’aller toucher l’horizon?
La mer est calme, tranquille. Pas un souffle de vent, pas un nuage, et les rayons du soleil de cette fin de journée semblent presque danser sur l’eau. J’y ai mis les pieds, un peu plus tôt, et cela a suffit à me convaincre que je n’en mettrai pas plus. Je ne sais pas pourquoi la mer me semble toujours glacée comme si elle n’était que la fonte d’un énorme iceberg qui n’en finirait pas.
J’avais apporté un livre, mais je ne l’ai pas ouvert. Pourtant, il n’y a rien que j’aime plus au monde que de passer une après-midi entière à lire allongée sur la plage, surtout quand la dite plage est vide. Et quand le livre a été écrit par Stephen King. Je ne l’ai pas ouvert, non pas que l’envie m’en manquait, mais parce que je n’en n’ai pas eu le temps. J’ai étendu ma serviette, ôté ma robe, révélant mon maillot de bain noir, et j’ai entreprit de mettre un peu de crème solaire sur mes tatouages. On était fin aout, mais je savais que le soleil et ma peau s’en foutaient bien, et je ne prenais jamais de risque avec mes tatouages. J’avais tout préparé : une playlist de l’enfer sur mon portable, avec Fauve, Green Day, The Clash et les Smiths. Je sais bien que j’ai du mal à grandir, et ma musique en est la preuve. J’écoute toujours les mêmes trucs depuis 10 ans, des trucs qui me rendent un peu nostalgique et un peu triste parfois, super heureuse souvent. J’adore mettre ça à fond quand je conduis et chanter à tue-tête ; j’ai l’impression d’avoir 16 ans. D’ailleurs, je dois les avoir encore, si tu veux mon avis. Grandit-on jamais vraiment? Je me le demande. J’étais donc là, avec ma crème solaire, ma musique et mon Stephen King, et c’est à ce moment-là qu’elle est arrivée.
– Stephen King, mmh ? C’est bizarre, moi aussi j’adore Stephen King. Vraiment très bizarre.
Je tournais la tête et je vis cette fille assise à coté de moi, comme si elle était apparue par enchantement. Je ne l’avais ni entendue arriver, ni vue s’asseoir. Pourtant, il n’y avait pas un bruit sur cette plage et je n’avais pas encore lancé la musique.
– Euh… Bonjour?
– Laisse-moi deviner… Tu dois écouter Rammstein. Ou The Clash. Oui, ça doit être The Clash, aucun doute.
– C’est Fauve, ai-je répondu en fronçant les sourcils.
– Ah! J’aurais dû y penser.
– On se connait?
Son visage m’était vaguement familier, comme si je l’avais connue à un moment de ma vie, il y a longtemps. Pourtant, je suis très physionomiste, et j’en étais d’autant plus troublée. Ses cheveux raides et blonds étaient mi-longs, très fins. Ils lui encadraient joliment le visage, qu’elle avait très fin également, un vrai visage de poupée. Sa bouche était bien dessinée, son nez droit et lorsqu’elle souriait, une unique fossette venait éclairer son sourire.
Une fossette, oui, comme Lily. Ou comme…
Hein?
Elle me lança un regard en coin, un peu malicieux.
– Alors, tu me remets?
– Tu ressembles beaucoup à l’héroïne de mon roman…
– Héroïne? Quel bien grand mot. Je ne vois pas pourquoi tu t’obstines à me présenter comme telle. Je n’ai pour ainsi dire pratiquement rien fait pendant la moitié de l’histoire.
J’avais envie de rire tant la situation était absurde. Venais-je de plonger dans un Stephen King? Ou dans cet épisode génial de Supernatural ou Métatron prend la direction de l’histoire? Le méta-truc? Ca n’avait pas de sens.
– Passons le moment où tu me dis que tu n’y crois pas, que quelqu’un te fait une blague et blablabla. De toute façon, à l’heure actuelle, tu es aussi en train d’écrire ça. Je parle à toi, dans ta tête et dans cette histoire. Tu es en train de l’écrire au moment où je parle. Tu mets des mots sur mes mots.
Ok, ça devenait flippant.
– Qu’est ce que tu fais là, du coup? ai-je demandé, décidant d’accepter l’absurde de la situation.
Après tout, le fait qu’il n’y ait pas un pète de vent sur cette plage aurait du me mettre sur la voie. Il y a toujours du vent ici.
– Je suis venue te tenir compagnie. J’ai l’impression que t’as besoin de parler.
– Ah bon, vraiment?
Elle me lança un regard de travers du style : « eh, oh, pas à moi, d’accord? »
– Très bien.
Je refermais complètement mon livre, ôtais mes écouteurs de mes oreilles et les rangeais soigneusement dans mon sac.
– Et mets-moi ce téléphone sur silencieux. Personne ne t’écrira aujourd’hui, de toute façon.
Je levais les yeux au ciel en soufflant, mais m’exécutais.
– C’est marrant, tu ne m’as pas rendue accro aux sms comme tu l’es. Tu n’as créé aucun de nous à fond sur son téléphone, en fait.
– A part Juliette…
– Ah ouais, Jul. Mais pas à ton point, quand même.
– Eh, oh, ça va!
– Je te juge pas, je te juge pas!
Encore heureux, ça serait le comble! Est-ce que je l’ai jugée moi, lorsqu’elle a fait certains choix?
Même si bon, techniquement, c’est moi qui les lui ai fait faire.
Elle me jeta un regard en coin.
– Tu viens souvent sur la plage toute seule?
– Non, c’est plutôt rare. Ça m’angoisse un peu d’être seule.
– Ah ouais? C’est étrange, moi j’aime bien.
– Je sais.
– Pourquoi tu n’as pas fait en sorte que je déteste ça, comme toi ?
– Tu n’es pas un copié collé de moi… Je m’inspire de ce que j’aime, de ce qui m’intéresse, de ce qui m’intrigue, de ce que je voudrais être ou ne surtout pas être pour vous créer. Genre, la musique qu’écoute Antoine, moi, je ne l’aime pas du tout.
– Ah ouais? Marrant.
– Je t’ai fait réservée. Je ne le suis pas.
– Tu as créé Mallory taré.
– Parce que je le suis tout autant. J’essaie de me gérer à travers lui.
– Ca marche?
– Pas vraiment.
Elle resta pensive quelques instants. Comment pouvait-elle être devenue cette belle personne plutôt sure d’elle, tranquille, bien dans ses pompes? J’avais du mal à croire que ça puisse être grace à ce que je lui avais fait vivre. Mais peut-être que si, après tout. Iels avaient tou-t-es tellement grandi.
Et moi, avais-je grandi?
Elle reprit la parole :
– T’aimes pas être seule mais tu adores conduire seule. Tu adores lire ; faut être seule pour lire. Tu écris tout le temps, aussi.
– Certes… Et tout ce temps, je le passe à m’inventer des histoires. Lire, c’est juste une excuse pour avoir l’histoire toute faite par quelqu’un d’autre, mais le film est quand même dans ma tête.
Je me suis toujours demandé comment pouvait bien être l’esprit et la vie des gens qui n’aiment pas lire. Ça a toujours été un mystère incroyable pour moi ; on ne peut décemment pas ne pas aimer vivre une histoire fabuleuse hors du monde réel, ce que nous offre à l’infini la lecture et l’écriture. Du coup, c’était forcément une histoire de cerveau. Mais je n’avais jamais réussi à visualiser le truc.
– Le monde réel est-il si dénué d’intérêt que tu aies à ce point besoin de t’en extraire ? Me demanda-t-elle alors tout de go.
Oh, comme je hais cette question.
– Le monde réel est génial, lorsqu’il est partagé avec de chouettes personnes. Et quand il te fait ressentir des trucs incroyables. Y’a rien de tel que vivre à fond ses émotions, et parfois y’a que les romans pour m’offrir ça.
– Pauvre Emma qui s’ennuie. Pauvre Emma qui a besoin de ressentir à fond tout le temps.
– Pas de sarcasme avec moi, Charlie.
– Mais enfin, on a tous besoin de décrocher parfois!
– Mon cerveau bouillonne tout le temps, de toute façon. Il faut que je le stimule sans arrêt, sinon il se met à penser à des trucs angoissants qui m’empêchent de dormir, de me concentrer et de vivre correctement.
Elle fronça les sourcils:
– Là, je comprends plus rien.
– Mes pensées sont là, quoi qu’il arrive. Du coup, si je m’évade, je peux leur donner un sens et les empêcher de prendre le contrôle de ma vie. De devenir envahissantes, si tu préfères.
– T’es folle.
– Autant que Mallory, ouais.
Elle se tut et nous gardâmes le silence quelques instants. J’en profitai pour prendre du sable dans ma main droite et le laisser glisser doucement sur mes jambes. Ca faisait comme la caresse soyeuse d’un chat, j’aimais bien.
– Et l’amour alors? Me demanda Charlie. Pourquoi m’as-tu rendue aussi nulle avec l’amour?
– On est tous nuls avec l’amour. J’ai passé mes trois années de lycée à essayer de comprendre ce que c’était que de tomber amoureux, pourquoi ça m’arrivait tous les six mois et pourquoi je ne pouvais pas passer plus de deux jours sans être amoureuse.
– Et alors?
– Et alors ça fait dix ans que je croyais avoir résolu la question, et voilà que toutes mes belles certitudes s’effondrent et que je dois recommencer à zéro. J’ai eu des raisonnements cartésiens, du genre « c’est une question d’hormones, de moment, de personne, c’est simplement la somme de l’instant T, de la personne A + B, du savant mélange entre le désir, le bien-être, l’attachement et l’obsession… Et d’autres trucs chimiques du cerveau. » Mais au final, tout ça me semble encore trop réducteur et n’explique pas tout.
– Mais si deux personnes s’aiment, ça suffit non?
– Pour la majorité des gens, ouais, j’imagine que ça suffit. Et ensuite, faut gérer la jalousie, le besoin de liberté, la libido ou l’absence de libido, le besoin de voir l’autre, le manque, les obsessions, les fantasmes, et vivre ensemble avec tout ce bordel. Mais ça, c’est en théorie.
– Comment ça?
– On m’a longtemps dit qu’être bien avec quelqu’un devait suffire, qu’on ne peut aimer qu’une personne à la fois, et que même si c’est normal parfois d’avoir des coups de coeur ou du désir, si tu commences à aimer quelqu’un d’autre, c’est qu’au final, ça va pas dans ton couple.
– Et c’est pas le cas?
– Je croyais, moi. Quand j’étais avec Timothée, je suis tombée amoureuse de quelqu’un d’autre et ça m’a fait douter du reste pendant les trois années qui ont suivi. J’ai pas arrêté de me mentir à moi-même sur ce que je ressentais, parce que ça voulait forcément dire que du coup, j’aimais plus Timothée alors que si, à ce moment-là, si.
– Je crois que j’ai jamais cessé d’aimer Antoine. Mais pas comme Mallory.
– Je comprends, et je confirme. Même si j’ai clairement cessé d’aimer des gens, y’en a certains que j’aimerai probablement toujours.
– Mais c’est pas le même amour, alors, lorsque tu aimes deux personnes?
– Ca l’est, et en même temps, ça l’est pas. Je veux dire, l’émotion, au fond, c’est la même. Les papillons, le désir, tout ça. Tu vois ce que je veux dire? Mais la projection, l’affection, le bien-être, c’est pas du tout les mêmes. Y’a l’amour coup de foudre, et y’a l’amour construit. Enfin, c’est ma théorie actuelle. De toute façon, l’amour, comme tout le reste, c’est un spectre et il a autant de développement possibles que de personnes qui le ressentent.
– Juliette dit que c’est le meilleur et le pire des sentiments
– Elle a raison. En même temps, c’est moi qui le lui ai fait dire. C’est le meilleur parce que bon dieu, que c’est kiffant d’aimer et d’être aimé. Ca te fait vivre à mille à l’heure, ça te donne envie de faire n’importe quoi, de te laisser entrainer par les sensations, c’est comme un énorme trip sous acide (enfin j’imagine que ça doit ressembler à ça). C’est le pire parce qu’il peut te mettre plus bas que terre dès lors que tu te sens délaissée, mal aimée, pas aimée, oubliée. Que t’as l’impression d’être la pire personne, de ne pas aimer comme il faut, de mal le montrer ou de trop le montrer. Que t’arrives pas à te mettre sur la même longueur d’ondes que l’autre.
– Mais quand tu l’es…
– Ah ben quand tu l’es, c’est le pied absolu. L’orgasme ultime. Le truc le plus fou du monde.
– Tu l’es, toi, sur la même longueur d’ondes?
– Ca dépend de qui et ça dépend des moments. En ce moment, c’est vraiment difficile. Je me sens soit trop aimée soit pas assez. Et je sais plus comment le dire ni le montrer. Et j’ai peur d’être trop envahissante. D’envahir l’un ou l’autre avec mes angoisses.
– Tu crois qu’on peut envahir quelqu’un d’angoisses?
– Ouais, c’est sur. Le besoin d’attention et d’être rassuré, c’est vraiment la pire chose du monde. D’un coté, c’est moi qui suis dans cette demande, qui me sens en insécurité émotionnelle. De l’autre, c’est moi qui doit le rassurer et être cette boule d’amour protectrice constante.
– Quel bordel.
Cette fois, c’est moi qui restai silencieuse. Mes pensées commençaient à se laisser aller, à vouloir avoir plus d’autonomie et à se faire la malle. J’avais décidé d’arrêter de vouloir définir ce que j’étais. Bisexuelle, polyamoureuse, demisexuelle apparemment, et quoi d’autre? C’est pas parce que l’oxygène était plus important que je ne pouvais pas pour autant vivre sans amour. Et même lorsque je l’avais, l’amour, je tombais encore amoureuse.
Quel bordel, oui, c’était le mot. Mais c’était bien trop bon pour rester raisonnable.
Léna MF – aout 2018.